Lettre ouverte à Manuel Valls

Le Club Perspectives Alsaciennes a adressé une lettre ouverte à Manuel Valls, à l’occasion de son passage à la Foire européenne de Strasbourg.

En honorant de votre présence l’ouverture de la Foire Européenne de Strasbourg, vous maintenez la tradition qui veut que ce grand événement de la rentrée économique en Alsace soit présidé par un membre du gouvernement. Il était aussi de tradition qu’il apporte quelques bonnes nouvelles pour notre région.

Aujourd’hui celle-ci a perdu son statut, ses institutions propres et se trouve dans une situation de déprime économique d’une gravité sans précédent. Non seulement les indicateurs économiques ou sociaux sont au rouge mais, plus préoccupant, l’évolution est sur une pente déclinante. Le taux de chômage est proche de 10% (catégorie A) et, de 2000 à 2014, il a augmenté de 4,3 points, alors qu’au niveau national la hausse a été de 1,7 points. Les politiques de l’emploi que vous menez n’ont guère porté leurs fruits en Alsace alors que des solutions régionales prometteuses ne sont pas exploitées.

En effet, si le niveau de chômage alsacien a été longtemps inférieur aux moyennes nationales cela s’explique largement par l’emploi transfrontalier. Or, on assiste à une chute dramatique des embauches de jeunes Alsaciens dans les puissants centres industriels de Karlsruhe – Rastatt ou de Bâle notamment, alors même qu’on continue à y recruter massivement puisque le taux de chômage en Bade-Wurtemberg est de 4,1%, comme à Bâle!

La principale raison est connue : les jeunes Alsaciens ne savent plus parler l’allemand qui est aussi la version standardisée de la langue historique régionale, l’alsacien. Le taux de lycéens en filière bilingue français-allemand est dérisoire alors que c’est un atout reconnu par tous les professionnels. Il est ridicule et anachronique d’y voir une quelconque menace pour la cohésion nationale. Au contraire, l’actualité montre que l’identité nationale est la mieux défendue dans les territoires où elle va de pair avec l’attachement profond à une identité régionale !

Bien que le nombre de classes de maternelle bilingues progresse, le système éducatif ne permet pas de former les jeunes à une maitrise suffisante de la langue allemande alors que c’est aussi une ouverture vers d’autres langues, dont l’anglais, qui s’apprennent plus facilement. On manque aussi de professeurs d’allemand et surtout d’une véritable vision en la matière. Le 4 juillet vous avez promis que chaque établissement scolaire de l’académie de Corse pourra proposer une filière bilingue. Si une politique linguistique clairvoyante et volontariste était mise en place en Alsace, il en résulterait un enrichissement personnel pour les jeunes Alsaciens et cela leur ouvrirait des opportunités dans deux des économies les plus compétitives et performantes au monde. Cela faciliterait aussi les coopérations entre entreprises et ferait de l’Alsace le champion français sur le Rhin, ce dont profiterait le pays tout entier, plutôt que de l’allongement des listes de chômeurs et d’allocataires du RSA.

Soulignons encore qu’au niveau industriel le déclassement de l’Alsace est tragique par rapport à sa riche histoire et incompréhensible – mais explicable – si l’on se compare aux réussites des voisins de la vallée du Rhin. Le secteur industriel français souffre de l’inflation normative et d’autres maux bien identifiés. Ne pourrait-on pas innover ici pour progresser en recourant à des expérimentations ? L’Alsace y serait prête, car on y voit mieux qu’ailleurs les bénéfices qui se retirent des bonnes pratiques.

Elle a autour d’elle de petites régions : le Luxembourg (0,6 Millions d’habitants et 2600 km²) Bâle (moins de 0,5 Millions d’habitants pour 555 km²) ou le Vorarlerg en Autriche (0,4 Millions d’habitants pour 2600 km²). Chacune a trouvé en elle-même et grâce à ses marges d’initiative le moyen de devenir un leader mondial dans les secteurs des services, de la chimie, ou de la mécanique. Le pouvoir d’adaptation laissé aux acteurs locaux, la taille optimale pour travailler en réseau avec des partenaires proches et partageant les mêmes valeurs ont été des facteurs décisifs alors que leur situation n’était pas d’emblée favorable.

Qu’attend l’Alsace ? D’abord d’être à nouveau une région française à part entière, car l’on n’avancera sur rien s’il n’existe pas une direction politique capable de fédérer les forces locales et d’être un interlocuteur réactif des partenaires extérieurs et des services de l’Etat. Vous aviez justifié la création des grandes régions par l’amélioration qu’elle apporterait à la définition des politiques économiques régionales. C’est l’inverse qui se passe. Ces immenses territoires aux bureaucraties incompréhensibles, éloignées des citoyens et des forces vives, ne sont pas des espaces pertinents et ne constituent pas des communautés solidaires et dynamiques capables de répondre aux défis de ce temps. Leur gouvernance affiche une perte d’efficacité brutale, tout en explosant leur coût de fonctionnement. La France peut-elle se permettre pareil gaspillage ?

Cette nouvelle organisation territoriale, rejetée par les trois quarts des Alsaciens, est un handicap mortel alors que nous avons une culture économique, un art du vivre ensemble, un sérieux dans la gestion publique qui peuvent faire de notre région un modèle pour d’autres. Le Gouvernement avait d’ailleurs regardé d’un oeil favorable le projet soumis à référendum le 7 avril 2013. L’Alsace devrait aussi être utilisée comme trait d’union avec l’Allemagne, la coopération entre les deux pays restant plus que jamais la condition des avancées de la construction européenne. Seul un pouvoir régional sera désireux et capable de créer les synergies nécessaires.

En politique et en économie on n’échappe pas au principe de réalité. Admettez, Monsieur le Premier Ministre, l’échec d’une expérimentation d’organisation régionale dont les défauts sont d’ores et déjà manifestes. Donnons à l’Alsace l’opportunité d’une relance économique, d’une innovation institutionnelle dont pourront bénéficier d’autres et, en définitive, la France elle-même.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de ma haute considération

Pour le Club Perspectives Alsaciennes
Jean-Daniel ZETER, Président

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