Mois: octobre 2018

L’Alsace face aux lois territoriales

par le recteur Gérard-François Dumont, Professeur à Sorbonne Université, Président de la revue Population & Avenir.dumont

Ce document est la synthèse de sa contribution à la conférence sur « l’avenir institutionnel de l’Alsace » organisée le 2 octobre 2018 en partenariat avec l’Association de Prospective Rhénane et la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Strasbourg.

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« J’aurais préféré ne pas venir. »

Bien que j’aime venir à Strasbourg et en Alsace. J’aurais préféré ne pas venir dans un tel contexte, marqué par la disparition de l’Alsace en tant que région composant la France.

L’histoire apprend que le célèbre dessinateur Hansi est mort deux fois. La première fois correspond à son tabassage par la Gestapo, qui l’a laissé pour mort. La deuxième fois correspond à sa mort naturelle. Mais Hansi ne va-t-il pas mourir une troisième fois ? Cette dernière mort d’Hansi est une mort spirituelle, la mort d’une certaine identité de l’Alsace. C’est le cœur du problème posé par la dissolution de l’Alsace dans une vaste région qui s’est dénommée « Grand Est ».

Nous allons étudier la problématique alsacienne en trois points. Comment en est-on arrivé là ? Quels sont les conséquences et enjeux de la situation actuelle ? Enfin, quelles sont les solutions ?

  1. Comment en est-on arrivé là ?

La loi conduisant à la fusion de régions au 1 janvier 2016 était basée sur deux arguments :

    • un argument non-dit : les autorités de Bruxelles doivent penser que la France va faire des économies en supprimant des régions. Dans ce cas, une région unique suffirait !
    • un argument officiel : Il faudrait que la France ait des régions ayant « une taille critique suffisante » pour « pouvoir se comparer avec les échelons administratifs de nos voisins européens »1 et « accroître la compétitivité ».

Or, cet argument est totalement fallacieux. D’une part, les régions des pays européens sont toujours un héritage de l’histoire. Il en résulte des situations extrêmement variées en Europe, avec des régions de taille très différente. En France métropolitaine, avant 2016, les écarts entre la région la plus vaste des vingt-deux régions et celle à la plus faible superficie, entre la plus peuplée et la moins peuplée étaient moindres que dans les autres pays européens. La France n’était donc pas caractérisée par la présence de régions de petite taille, bien au contraire. La notion de taille européenne des régions n’a donc pas de sens.

D’autre part, il n’existe pas de corrélation entre la taille des régions et leur dynamisme. La Suisse en offre une démonstration évidente ; la modeste taille des cantons de Bâle-ville et de Bâle-campagne ne semble pas être un obstacle insurmontable pour le développement économique de l’agglomération bâloise. Ce constat est également valable pour les grands pays européens comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Dans ce dernier pays, les grandes régions semblent même au contraire rencontrer davantage de difficultés économiques.

Aujourd’hui, la loi oblige à rédiger une étude d’impact, ce qui a donc été fait pour la loi de délimitation des régions. Le problème, c’est que cette étude a été très mal rédigée et souffre de nombreuses lacunes. De l’aveu même de son rédacteur, celui-ci ne s’est même pas déplacé dans d’autres régions européennes pour comparer et analyser la situation des régions. C’est incompréhensible quand on sait que l’objectif officiel était de « pouvoir se comparer ». En réalité, l’étude d’impact n’en est pas vraiment une. C’est un document qui a été bricolé en urgence car il fallait le faire, tentant maladroitement de justifier la fusion des régions, une conclusion écrite d’avance.

Derrière cette réforme se trouve aussi l’idée que la France serait le seul pays à posséder un mille-feuille administratif en Europe. Mais cet argument est également fallacieux. Bien d’autres pays ont plusieurs niveaux décisionnels pour pouvoir adapter les politiques au niveau le plus efficace. L’organisation territoriale de l’État de Bavière est d’une grande complexité, complexité issue de l’histoire, mais cela ne l’empêche pas d’être performante.

Ainsi, la fusion de l’Alsace dans le Grand Est ne relève d’aucune rationalité. Elle ne peut être expliquée que par une idée reçue qu’on peut formuler big is beautiful (« tout ce qui est grand est magnifique »), qui ne repose sur aucune démonstration tangible. En juin juillet 2014, j’ai eu l’honneur d’être auditionné au Sénat et à l’Assemblée nationale. J’ai notamment précisé que les intérêts transfrontaliers de l’Alsace étaient naturellement tournés vers l’Est, en particulier vers le Pays de Bâle et le Bade-Wurtemberg, alors que les liens internationaux de la Lorraine le sont essentiellement vers le Nord, le Luxembourg, les Länder limitrophes de l’Allemagne et la Belgique wallonne dans le cadre de cet accord transfrontalier appelé « la grande région ». Cet aspect géographique concret n’a absolument pas été pris en compte. C’est la preuve d’une réforme non réfléchie. D’ailleurs, à ce jour, je n’ai pas encore rencontré un parlementaire ayant voté la loi de délimitation des régions par conviction, même s’ils ont été suffisamment nombreux pour la voter par allégeance politique.

  1. Quels sont les conséquences et enjeux de la situation actuelle ?

La disparition de la région Alsace au sein du Grand Est soulève différentes difficultés :

  • La notoriété. Le nom Alsace disparaît de nombreux documents et supports. Par exemple, On ne trouve plus d’information statistique sur l’Alsace sur le site de l’INSEE. Autre exemple, le loto du patrimoine a retenu des grands projets à financer pour 18 régions, dont l’Alsace ne fait pas partie2>. La visibilité de l’Alsace est donc affectée négativement.
  • Les élus régionaux prennent des décisions sur des dossiers qui ne les concernent pas. Par exemple, les élus de la Marne peuvent-ils être intéressés et compétents pour voter sur les connexions entre l’Alsace et la Suisse ? De même, est-il logique que des élus alsaciens se prononcent sur l’amélioration de la ligne de chemin de fer entre Paris et Troyes ?
  • En intégrant des régions dans de grands ensembles, on se prive de l’émulation entre les régions. Au lieu d’innover, de se valoriser par l’adoption de politiques singulières, on englobe l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne dans des schémas uniformes.
  • Le problème le plus grave : l’enjeu démocratique. Le non-attachement au territoire provoque un risque de « passivité citoyenne », et des territoires qui ne se sentent plus concernés. Le non-attachement à ce territoire Grand Est peut entraîner un amoindrissement de la citoyenneté. Par conséquent, les taux d’abstention risquent d’augmenter sensiblement. Autre difficulté, l’esprit d’entreprenariat peut s’en trouver affaibli. L’entrepreneuriat n’est pas uniquement motivé par le gain financier, mais contient aussi une part émotionnelle liée à un attachement territorial, ce qui suppose de pouvoir s’identifier à un territoire qui donne du sens. Le développement local suppose toujours la présence et l’investissement d’acteurs qui aiment leur territoire et qui ont envie de se battre pour lui3. L’attachement à l’Alsace est une source de motivation qui favorise l’esprit d’entreprise. La défiance envers le Grand Est peut en revanche aboutir à l’effet inverse.
  1. Quelles solutions pour l’Alsace ?

Quel projet institutionnel pour l’Alsace serait le plus à même de résoudre les problèmes posés par la fusion dans le Grand Est, et redonner plus d’autonomie de décision au service du bien commun des populations et des territoires alsaciens ? Il existe plusieurs possibilités, plus ou moins réalistes.

  1. Première hypothèse qui peut engendrer un vrai ou un faux sourire : l’Alsace retrouvant son autonomie en devenant un Land allemand à la suite d’un référendum, suivant l’exemple de la Sarre. La Sarre a voté le projet de devenir un Land allemand en 1955, ce qui lui a permis d’obtenir une autonomie de décision et des moyens beaucoup plus importants que sous la souveraineté française qu’elle a connue de 1945 à 1955. Toutefois, cette solution ne semble pas conforme à l’histoire et à la volonté des Alsaciens qui ont lutté contre les tentatives assimilatrices des prussiens (cf. Hansi). Et il n’est pas sûr qu’elle soit du goût des autorités françaises, ni même des autorités allemandes !
  2. Le statut quo géopolitique actuel. On pourrait considérer que les intérêts de l’Alsace devraient être correctement pris en compte dans la région Grand Est, sachant que – cas unique – Strasbourg a été inscrite comme chef-lieu du Grand Est dans le texte même de la loi et que la haute direction de la région est alsacienne depuis le 1 janvier 2016. Mais ce n’est qu’une situation temporaire. Un jour, la présidence du Grand Est pourrait ne plus être alsacienne. Et Strasbourg pourrait connaître les mêmes péripéties concernant son statut de capitale de la région Grand Est qu’avec son statut de siège du Parlement européen. Le statu quo n’est donc pas une solution.
  3. La collectivité à statut spécifique. Doter l’Alsace d’une collectivité à l’instar de la Corse peut sembler une solution souhaitable. Mais entre le vote des textes législatifs et leur mise en œuvre, cela prendra beaucoup du temps. Cette perspective annonce des années de procédures et de mise en musique administrative, et il faudra plusieurs années avant que les politiques alsaciennes puissent être déployées de manière efficiente. Et pendant ce temps-là, l’Alsace prendra du retard. Dans tous les cas, une collectivité Alsace ne devrait être mise en place qu’à la seule condition que les compétences, notamment en matière de coopération transfrontalière, soient effectives.
  4. Gouverner la région Grand Est comme une fédération des trois régions. Ce qui n’est pas interdit est autorisé. Si la région Grand Est le souhaitait, dans la mesure où cette région a une dénomination qui ne fait pas sens et une homogénéité inexistante, elle peut organiser une gouvernance fédéralisée qui peut essayer de corriger les effets néfastes de cette réforme territoriale. En écartant le risque d’un jacobinisme régional, elle pourrait valoriser ses marques mondiales comme une holding disposant de trois niveaux décentralisés. Cette nouvelle gouvernance du Grand Est confierait des capacités à agir de manière autonome au niveau des trois régions historiques. Pour y parvenir, il faut toutefois que les gouvernants de la région Grand Est acceptent de mettre en œuvre une gouvernance subsidiaire.

1 PROJET DE LOI relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral (PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE), Sénat, 18 juin 2014, étude d’impact, page 4.

2 Cf. Dumont, Gérard-François, « La France rurale a enfin un ministre, Stéphane Bern !”, Population & Avenir, n° 739, septembre-octobre 2018.

3 Cf. Dumont, Gérard-François, Les territoires français. Diagnostic et gouvernance, Paris, Armand Colin, 2018.

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