Par Jean-Paul Sorg, Philosophe. Texte basé sur une tribune publiée par l’Ami Hebdo du 21 février 2016.
« L’Alsace n’est pas ceci, et elle n’est pas cela. Elle est ceci et cela à la fois et, en plus, quelque chose qui n’est ni ceci, ni cela. »
Frédéric Hoffet, Psychanalyse de l’Alsace

La gifle. « Il n’y a pas de peuple alsacien. Il n’y a qu’un seul peuple français. » La réplique du Premier ministre au député du Bas-Rhin, Patrick Hetzel, le 14 octobre 2014 à l’Assemblée nationale. On s’en souvient. Moment historique pour l’Alsace. De là, de cette négation brutale et satisfaite, qui ne faisait d’ailleurs que confirmer la position éternelle de la France, est sortie et s’est élevée une prise de conscience que si… quand même… nous sommes un peuple. Et nous allons vous le montrer et le dire. La conscience s’est amplifiée de manifestation en manifestation et à pétition. Défi à un déni qui a été immédiatement ressenti comme un affront. La joue nous brûle encore.
Vexations
Mais la première réaction, devant la violence du choc, a été plutôt du type Duck di, Baisse-toi ! (Duch Dich, au 11 rue Thomann à Strasbourg, était le nom d’une Winstub que fréquentait à la fin de sa vie, pour s’y noyer, le peintre Léo Schnug.) Le député alsacien s’est rétracté en partie. « Je n’ai jamais parlé de peuple alsacien, mais de peuple d’Alsace. » Une vidéo de la séance confirme ce propos. Subtile différence ! Tabou l’adjectif « alsacien », malsonnant aux oreilles jacobines. L’attribut qualifierait une substance ou un sujet qui n’existe pas. On prend les devants. On ne le dira plus. On intériorise ainsi par le langage l’interdiction d’exister. Rien d’alsacien en nous, que du français. Pas de cuisine alsacienne, par exemple, qu’une cuisine d’Alsace ! Pas de littérature alsacienne, juste une littérature d’Alsace. Pas d’histoire alsacienne. Qu’une histoire de France. Pas d’identité alsacienne. Qu’une identité nationale française.
Sur les bancs du gouvernement, une photo a paru dans la presse, on voit au moment de l’altercation deux ministres importants qui sourient, amusés : Quoi, ces petits Alsaciens se rebiffent ? Heureusement que Manuel a su tout de suite les remettre à leur place ! Au micro le député… alsacien (pardon, bas-rhinois) se défend bravement, mais le visage rouge d’émotion, comme celui d’un enfant qui vient d’être grondé, qui se sait à la fois innocent, dans son droit, et condamné, impuissant à convaincre.
Il a donc suffi de cet incident… parlementaire, de cette parole blessante, sur fond du projet obstiné de liquidation du corps politique de l’Alsace, pour que naisse et s’exprime un « nouveau malaise » et plus, plus lourdement, une rancœur. Pour surmonter des sentiments aussi négatifs, qui infectent l’âme, pour ne pas céder au découragement, pire, au nihilisme, et sombrer dans la honte, il n’y a pas d’autre remède que le mouvement, l’action et la clarification. La clarté du concept. Comprendre ce que la notion de peuple veut dire quand on l’applique au cas alsacien…
Définitions
Remontons à une des sources de la pensée nationaliste en Europe, à la querelle entre le français Ernest Renan (1823 – 1892) et l’allemand David Friedrich Strauss (1808 – 1874) à propos de l’Alsace justement, qui avec le département de la Moselle devait être annexée à l’empire allemand comme butin de sa victoire en 1870. Dans l’esprit de Bismarck et des généraux, ce n’était politiquement rien d’autre qu’un classique acte guerrier de conquête, légitimé par le droit naturel du plus fort. Sur le plan idéologique, les historiens Strauss et Mommsen, face respectivement à Renan et à Fustel de Coulanges, justifiaient l’incorporation de l’Alsace et de la partie thioise de la Lorraine au Reich en invoquant « une communauté de race et de langue avec l’Allemagne ».
Cette conception « ethnique » (en un mot) de la nation n’est pas soutenable, elle se trouve démentie par les faits historiques et ouvrirait la porte à des revendications passionnelles sans fin. Nous la récusons aujourd’hui comme Renan la récusait en 1871, quand il élabora de la nation une conception élective, démocratique et libérale. Soulignons-le : ce n’est pas sur la mauvaise définition straussienne, allemande, de la nation que nous nous appuyons pour montrer que les Alsaciens en particulier ont des raisons de se comprendre comme un peuple, mais sur la bonne définition française, laïque et républicaine, donnée par Renan.
Nous remarquons non sans malice que les critères que celui-ci retient pour définir une nation valent pour définir un peuple comme le peuple alsacien. Alors, non seulement les Alsaciens formeraient un peuple, mais pourraient former une nation ? Non, non, pas d’affolement. Nous distinguerons soigneusement à la fin entre peuple et nation et dirons que mon Dieu tout peuple n’a pas vocation pour jouir de sa nature de constituer une nation, au sens politique, un État-nation.
Un peuple donc est selon Renan « une grande solidarité », fondée sur le sentiment d’un passé commun, d’une histoire partagée, et, corrélativement, sur la vision commune d’un avenir désirable, un projet commun de prospérité, de liberté, de vie démocratique propre, de dépassement d’une crise ou de guérison d’un malaise, si conscience d’une situation de crise et de malaise il y a. Il s’agit toujours au fond, pour une société, un peuple, comme pour un individu, de pouvoir devenir ce qu’on est et d’être ainsi le plus heureux possible.
Le passé propre, singulier, que les Alsaciens ont en partage et qui marque leur être ne se confond pas avec le passé national de la France ni avec celui de l’Allemagne. Comme il est banal de le dire, leur histoire est justement d’exister entre ces deux grandes puissances et d’avoir été tour à tour possédés par l’une et l’autre, attachés à l’une, intégrés dans son empire, puis arrachés, assimilés par l’autre, royaume, ensuite république, de nouveau arrachés, reconquis, malgré les protestations, encore coupés, réintégrés, et vingt ans après rebelote, en plus féroce. Expérience commune de l’histoire comme enchaînements de violence, logique de revanche. Jusqu’à la construction pacifique de l’Union européenne, grande espérance de solution, de dépassement des nationalismes, mais comme c’est difficile, comme c’est pénible, comme la construction présente est loin de ce qu’on imaginait !
Le potentiel du négatif
Les esprits forts s’agacent de ce que les Alsaciens se présentent toujours en victimes, et toujours placés à la fin du côté du vainqueur et pleurnichant quand même sur leur sort. Mais c’est vrai, c’est la réalité, que les Alsaciens n’ont jamais pu agir comme des sujets, comme des citoyens adultes, autonomes, décidant eux-mêmes de leur appartenance, de leur culture, de leur éducation et de la gestion de leurs affaires internes. C’est donc précisément cet état de fait, ces manques, ce souvenir des vexations endurées, cette impossibilité pratique, par l’histoire et les pressions mentales, d’être soi-même, c’est ce négatif qui définit jusqu’à nos jours le peuple alsacien.
Et depuis bientôt un demi-siècle, ce n’est plus la jouissance d’une langue propre, ce dialecte alémanique parlé dans la plaine rhénane supérieure (Oberrhein), qui lui donne un fond d’identité et une aise linguistique, condition d’une assurance psychologique, d’une confiance en soi. Heureux les peuples qui ont conservé leur langue ! Heureux les quatre peuples suisses qui forment la Confédération ! Heureux le peuple d’Île de France et des autres provinces ! Mais quant aux Alsaciens, ce qui les caractérise entre de nombreux peuples, c’est d’avoir aliéné leur langue originale, d’avoir laissé faire et permis que les jeunes générations la renient, la perdent et avec elle la transition naturelle vers la langue allemande générale en usage chez les voisins. Parlant français, ils ont eu trop honte de leur accent, de leur manière. Au lieu de faire respecter et même aimer, comme les Belges ou les Suisses, une musicalité qui les distingue.
Voici qu’ils mesurent maintenant, un peu tard, leur pauvreté de monolingues et qu’ils commencent à regretter leur reniement ou leur négligence. Les acteurs politiques eux-mêmes, qui n’ont pas agi et réagi comme ils auraient pu, se rendent compte du gâchis culturel et déplorent ses effets sur la marche de l’économie.
Voici que ce passé même qui pèse, fait d’erreurs et de lâchetés, que les Alsaciens ont en partage et qu’il leur faut regarder en face, apprendre, enseigner, pourrait les rassembler dans le présent et inspirer un large projet politique de réparation, de rattrapage, d’appropriation critique de leur histoire, de reconstruction de leur culture multilingue et de défense de leurs droits locaux, élargis et modernisés en un Droit régional.
Peuple et nation
Pour autant, loin d’eux l’idée de former une nation. Il serait insensé que tout peuple veuille s’élever au rang de nation. Les Alsaciens ne songent à rien d’autre qu’à être une région de France, mais une région effective jouissant des pouvoirs démocratiques nécessaires pour organiser et gérer elle-même un certain nombre de choses, en harmonie certes avec l’État central. Un peuple ne fait pas obligatoirement une nation politique. Non plus n’y a-t-il à poser l’équation : une nation = un peuple. Où est le problème si une grande nation en général, et tout spécialement la France, regroupe en son sein plusieurs peuples, l’État central (fédéral !) veillant à leur coexistence équilibrée et solidaire ? Plurielle, elle n’en est pas moins indivisible. Quelle unité n’est pas multiple ?
Manuel Valls, devant la timide fronde régionale des élus alsaciens à l’Assemblée nationale, tonna qu’il s’opposera « à tout projet qui vise à défaire la Nation ». A-t-il vraiment peur ou agite-t-il des peurs rien que pour serrer les rangs et renforcer le pouvoir établi ? Il se croit encore en 1792 ! Si la Ve République vacille, c’est pour d’autres raisons. Comment ouvrir et moderniser l’esprit de la France ? La réforme politique pour laquelle les Alsaciens, en particulier, auront à se battre devra être accompagnée d’une réforme intellectuelle qui pénètre et libère les consciences.
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