Par Jean-Paul Sorg, Philosophe. Tribune publiée par l’Ami Hebdo le 10 avril 2016.
C’était à prévoir, qu’en définitive le lapin qui sortira des urnes aura pour nom « Grand Est ». Je l’aurais parié ! Pourquoi ? Parce que conforme à l’idéologie du président et à sa volonté profonde.
Ce tour de prestidigitation démocratique ne s’est pas déroulé sans accrocs. Nous, spectateurs, n’avons pas pu ne pas voir que les artistes ont un peu bidouillé. Le comité de soixante experts et citoyens n’avait pas retenu dans le trio de tête le nom qu’il fallait. Stupéfait, le président avait jugé que ce n’était « juste pas possible » et se fondant sur son autorité il le fit repêcher in extremis.
Il avait bien laissé entrevoir une préférence esthétique pour « Rhin-Champagne », mais n’était-ce pas une ruse ? Rhin-Champagne ! Une trouvaille poétique, géopoétique, capable d’enchanter ce vaste espace, faisant souffler un doux vent d’est à ouest. Il y avait un mouvement, une dynamique. Et des résonances. Ça sonnait bien. Mais les Lorrains, on le comprend, se sentaient évincés. Ils furent poussés à faire barrage en votant « Grand Est ». Les réseaux, les partis ont dû exhorter leurs troupes au bon choix. Comme toujours dans ce genre de consultation « populaire », la participation n’est rien d’autre qu’une forme de propagande, une technique de communication, et le résultat ne reflète nullement l’état spontané du sentiment public. L’esprit citoyen se trouve abusé une fois de plus et la démocratie non pas rafraîchie, mais compromise.
Tiens, si j’avais daigné participer à l’opération, j’aurais, sur le modèle « Rhin-Champagne », géographiquement correct, voté « Rhin-Vosges » !
Combien de participants, joueurs et militants, ont eu la naïveté de croire que leur bulletin comptera et qu’ils remplissaient un devoir de citoyen ? Un signe que Grand Est était attendu, les jeux déjà faits et les dés pipés : bien avant la fin de l’opération, au soir du 1er avril (clin d’œil du calendrier), on pouvait trouver dans les maisons de presse un magazine intitulé fièrement Grand Est magazine, n° 2, janvier, février, mars, 84 pages, papier glacé, 4€ 50. Beaucoup plus d’images et de pub que de textes d’information. Bien sûr, pas une seule voix discordante. Tout le monde s’y montre beau et gentil et enthousiaste. Les grands médias savent anticiper.
Une erreur de géographie
En toute rigueur, l’appellation « Grand-Est » n’est même pas soutenable par la géographie. Si déjà on se situe d’un point de vue purement français et qu’on regarde les choses à partir de Paris, le Grand Est irait de Nice à Strasbourg. Car il existe bien pour les Français un Sud-Est et logiquement il faut un espace pour un Centre-Est, vers la Suisse. Alors, « Grand Est » pour ce qui ne constitue que le Nord-Est, notion familière en météo, est une tromperie ! Mais dans ce monde où domine le langage publicitaire, qui pénètre le langage politique, personne ne s’offusque des incohérences, on se complaît dans les approximations.
Dans l’espace européen, cet Est, nord-est, se situe plutôt au sud-ouest ! Comme quoi toutes les directions sont relatives et réversibles. Et quoi qu’il en soit, nos dirigeants républicains ou socialistes et nos stratèges nationaux ne s’orientent pas selon l’Europe. Quand la réforme territoriale a été lancée, certains acteurs politiques, du centre-droit, avaient cherché à la justifier en montrant dans ce qui est maintenant le Grand Est « la première EuroRégion française ». Encore un coup de rhétorique dans le vide. La politique en cours pense France, ne pense pas Europe.
Le nom sera légalement arrêté par le Conseil d’État, avant le 1er octobre prochain. La collectivité territoriale ne jouit même pas de l’autonomie de déterminer son nom, elle n’a que le pouvoir de proposer, mais c’est l’État central, pas fédéral, qui dispose. Nous restons bien en France, dans une république pyramidale.
Les voisins allemands traduisent : Große Ost-Region. Mais pour eux nous sommes à l’ouest ! (Nos ancêtres, je le rappelle, écoutaient Südwestfunk.) Leur Grand Est à eux est et a toujours été la Russie et l’Ukraine. Résonance sinistre dans les mémoires alsaciennes. Les 130 000 incorporés de force, dont 30 000 Lorrains, qui ont souffert et péri auf der Ost Front. Envoyés d’un Est à un autre Est, d’un Est à un Ost. Toujours terre de malheur, l’Est, dans notre histoire. Vous n’avez pas eu une pensée pour eux, n’est-ce pas, pas un scrupule, vous les nouveaux table raseurs et constructeurs inconsidérés ? Vous n’avez rien perçu des ondes négatives que produit le nom dont vous avez guidé le choix.
Vous n’avez vu que « Grand » dans le nom, vous avez cru voir grand… Et là est en fait votre erreur la plus lourde.
Une erreur de taille
Grand, plus grand, est naturellement désiré et vous stimule, vous attire. Il y a là quelque chose de primitif, de l’ordre du phallique. Les dirigeants, les présidents, les chefs quelconques sont tous, presque tous, tentés d’augmenter leur importance en augmentant la taille de leur royaume, ne serait-ce, modestement, que les dimensions de leur bureau et le nombre du personnel qu’ils commandent. Quel homme bien trempé, conscient de ses ressources, résisterait à la chance qui s’offre à lui – ou, mieux, qu’il lui a fallu arracher – de gagner en puissance et en efficience ? Président d’une Grande et nouvelle Région, d’un Grand Est, ça ne doit pas faire peur, c’est plus difficile, certes, mais tellement plus gratifiant que d’être à la tête d’une petite région seulement. Et quand il faut la construire, quasiment la créer, quand tout est à inventer, quel exaltant défi ! Quelle importance je prends ! Moi président, je…
On ne va pas s’arrêter, cependant, à ce niveau psychologique. Les ambitions politiques, qui ne sont pas blâmables en soi, ne peuvent s’épanouir que sur un fond de tendances ou de potentialités collectives. Ce qui a tout de suite étonné les citoyens, dans cette histoire, c’est la facilité avec laquelle la classe politique et économique dominante, tous partis confondus, avait accepté et avalisé la réforme. Le légalisme républicain, régulièrement invoqué, ne suffit pas à l’expliquer. Ni la faiblesse de la conscience identitaire, encore chargée, cinquante ans, cent ans et plus après les traumatismes, d’un complexe de culpabilité ou d’illégitimité. Le complexe de l’enfant adoptif, comme l’analysait Hoffet, qui se sent toujours en défaut, suspecté de ne pas être entièrement ce qu’il devrait être, et qui en rajoute en déclarations de fidélité.
Ces complexes et le malaise qu’ils génèrent ne sont plus tellement vivaces pour les jeunes générations qui sont aux commandes, supposons-le. Mais plus profonde, plus déterminante, imprimée dans toutes les têtes, il y a l’idée simple, à la fois arithmétique et morale, non réfléchie, que grand est mieux que petit, que plus grand marque un progrès, signifie un bénéfice, va dans le sens de l’histoire. Valeureux donc ceux qui sont… En Marche ! Ringards, sentant la poubelle, ceux qui s’attachent au passé et veulent demeurer dans les anciennes limites.
Notre mentalité est ainsi façonnée que la partie s’annonce toujours idéologiquement inégale entre le camp des progressistes, vent en poupe, et le camp de leurs opposants, disqualifiés d’avance comme rétrogrades. Nous, qui voulons que l’Alsace soit respectée dans ses dimensions historiques, nous voilà placés sur la défensive, dans une position vulnérable de repli.
Deux visions de l’histoire
Passons à l’offensive. Le problème, en profondeur, est philosophique. Mettons en question cette idée, qui paraît si naturelle, d’une supériorité du « grand », et que le vent de l’histoire pousse l’humanité vers la constitution d’entités politiques et sociales de plus en plus grandes et complexes. Jusqu’où ? On nous serine qu’il n’y aurait pas d’autre avenir possible. La mondialisation, qu’on invoque, qui n’est que celle des échanges, et non des États, pourrait, au contraire, susciter le besoin de multiplier et préserver de petites unités politiques dans lesquelles seules peut s’organiser une vraie vie démocratique, participative et délibérative, où les représentants élus sont contrôlables, leur responsabilité clairement engagée et visible.
Dans les années 1970, un économiste britannique, Schumacher, s’éleva contre les tendances au gigantisme et la valorisation idéologique du more et du big. Il rendit populaire le slogan Small is beautiful, ce n’est qu’un slogan, mais il appela à expérimenter une société et une économie « à la mesure de l’homme » (as if people mattered). « Quand une société dépasse sa taille optimale, les problèmes qu’elle rencontre croissent beaucoup plus vite que les moyens humains pour les traiter. »
De nos jours un jeune philosophe français, Olivier Rey, reprend ces analyses et ces avertissements. Il exagère lui-même sûrement quand il affirme que les crises inhérentes à la modernité ont pour unique cause la taille excessive (bigness) des sociétés et des usines de production industrielle et agricole. Unique ? Non. Mais on vérifie que « partout où une chose ne va pas, cette chose est trop grande. »
Ne haussons pas les épaules. Réfléchissons. Ce qui ne va pas avec les socialistes jacobins qui nous gouvernent, c’est qu’ils ne conçoivent même pas et ne veulent pas que les régions soient des sociétés, vivantes , vivant leur vie ; pour eux, les régions ne doivent être rien d’autre que – ah ! ce langage technocratique – des territoires administratifs de la République.
« Il n’y a pas de peuple alsacien, il n’y a qu’un seul peuple français », avons-nous dû entendre. En termes plus incisifs : Il n’y a pas de société régionale, il n’y a qu’une seule société française. C’est juste terrible !
Jean-Paul Sorg
Note bibliographique
Lire E. F. Schumacher, Small is beautiful, 1973, éd. française Le Seuil, 1978. Olivier Rey, Une question de taille, éditions Stock, 2014.